Juanjo Guarnido est un fou de musique: Il suffit de discuter quelques minutes avec lui pour mesurer l’importance qu’il accorde au quatrième art. Il suffit également d’ouvrir n’importe quel tome de Blacksad pour sentir battre le rythme du blues, du jazz ou du rock ‘n’ roll. Alors, Tout Tombe, le sixième opus venant tout juste de sortir chez Dargaud, ne déroge pas à la règle.
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Dans les colonnes de notre magazine de mai-juin et à l’occasion de sa couverture alternative pour Batman Death Metal, le dessinateur espagnol était revenu avec nous sur son enfance bercée au classique, sa découverte du rock puis du metal, ainsi que sur les liens existants entre son coup de crayon et son amour de la musique. D’Iron Maiden à Debussy en passant par Marillion et Jamie Cullum, bienvenue dans le palace musical de Juanjo Guarnido.
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« Kiss avait ce côté ‘cirque fascinant’, ce travail sur l’image a marqué mon ouverture sur le metal. À l’époque, c’était à la mode dans les émissions musicales à la télévision. »
Radio Metal: Avant même de parler de rock ou de metal, quelles furent vos premières découvertes musicales ?
Juanjo Guarnido: Dès tout petit, j’ai eu la chance d’avoir un père mélomane qui nous a formés, moi et mon frère. Petit déjà, mon père mettait de la musique classique à la maison et, sans avoir une éducation musicale extrêmement poussée, nous avions déjà des notions, notamment sur les pièces incontournables de la musique classique. J’ai grandi en sachant faire la différence entre Bach et Vivaldi, Tchaïkovski et Beethoven, Haydn ou Mozart. Il y avait souvent de la musique dans la maison, à l’époque nous n’avions qu’une petite radio-cassette et moi j’aimais beaucoup ça, notamment Beethoven, même si par la suite j’ai développé une affection toute particulière pour le baroque. En grandissant un peu, j’ai voulu m’intéresser à la musique moderne, ce qu’on appelait la musique légère. C’était l’époque de ABBA [rires], que j’aimais beaucoup, peut-être parce que les filles étaient jolies… Disons qu’à ce moment-là, nous entendions les cassettes que mes parents achetaient.
C’était une sorte de bascule vers un style un peu plus moderne ?
[Petits rires] Oui, disons que les premiers sons modernes que j’ai rencontrés étaient ceux de ABBA. Il y avait un autre groupe que j’adorais, l’un des premiers groupes de rock dont j’ai acheté les cassettes, Rocky Sharpe & The Replays. C’était un groupe de Doo-wop dans les années 70, avec trois garçons et une fille, qui était très rigolo, très chouette. Ils ont fait quelques tubes, j’étais fasciné par l’image du groupe, ils avaient beaucoup d’humour et c’est ça qui m’attirait. J’aimais beaucoup ce genre de musique, qui reprenait des morceaux des années 50-60. Lorsque j’ai connu Bobby Darin, j’ai vu que certains de ses tubes étaient des morceaux que Rocky Sharpe & The Replays avait repris ! [Rires] J’étais assez surpris ! Ensuite est arrivé Michael Jackson, qui me plaisait pas mal. Je commençais doucement à écouter la musique qui passait à la télé et à la radio.
À quand remonte la première rencontre avec une musique plus « électrique » ?
C’était à l’adolescence, nous entendions mon frère et moi parler du heavy metal, un truc qui ressemblait plus à du bruit qu’à de la musique pour nous. À ce moment-là, j’aimais beaucoup Lionel Richie, notamment dans ses collaborations avec Steve Lukather. Cela m’a permis de trouver des liens entre les musiciens, c’est assez jouissif de reconstruire le puzzle d’un parcours musical. C’était le début des années 80, je commençais à développer un goût pour le rock et le son de la guitare, je me disais « c’est bien ça ! ». C’était l’époque du titre « Maniac » de Michael Sembello, avec ce solo de guitare très puissant ! Même lorsque dans certains morceaux de ABBA il y avait un peu de guitare, je trouvais ça chouette. Mais pour moi le metal c’était trop. Nous enregistrions les morceaux que nous aimions à la radio, j’avais à l’époque des cassettes sur lesquelles j’enregistrais un morceau après l’autre, il fallait être au taquet ! Clac ! Appuyer sur record au bon moment !
Quel a été le morceau déclic ?
Un jour, la radio a passé « I Love It Loud » de Kiss et pour moi, ça a été… les yeux grands ouverts ! Je me suis dit « mais je loupe quelque chose, je suis à côté de la plaque, c’est génial ce truc ! ». Cette espèce d’hymne hyper catchy et entraînant, avec ce côté barbare et puissant mais pas aux antipodes de la musique que j’aimais. Kiss avait ce côté « cirque fascinant », ce travail sur l’image a marqué mon ouverture sur le metal. À l’époque, c’était à la mode dans les émissions musicales à la télévision. Dans mon village en Andalousie, nous ne recevions qu’une seule chaîne, nous regardions ce qui passait. Nous avons découvert comme ça Iron Maiden ou le groupe Baron Rojo, un grand nom du metal espagnol de l’époque. À partir de là, ce fut la pente raide vers le metal dans toute sa splendeur. Le premier album metal en cassette que je me suis acheté était Piece Of Mind d’Iron Maiden et ce fut une baffe monstrueuse ! Ce roulement de tambour de Nicko McBrain au début de « Where Eagles Dare » nous a vraiment explosé à la gueule ! [Rires] Je les avais vu chanter à la télé le titre « The Trooper » et j’ai ressenti une vraie filiation avec la musique classique, surtout dans le côté très épique. Les harmonies et les arrangements étaient construits de manière très élaborés.
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« Je fais toujours moi-même la démarche auprès des groupes. […] La collaboration avec Freak Kitchen était de ma propre initiative, que ce soit dans la réalisation de la pochette ou du clip. »
Avez-vous pu les voir en concert ?
Oui, plusieurs fois. J’ai pu les revoir à Brooklyn en 2019, et c’était… mon dieu c’était gigantesque ! Le spectacle est vraiment de plus en plus riche et divertissant. Quand « Aces High » s’arrête et que soudain il y a le même roulement de tambour qui m’avait donné des frissons étant tout petit, c’est énorme ! Je ne peux pas vous dire comment c’était énorme ! Les émotions que peuvent procurer le metal, je ne sais pas, c’est peut-être le côté affectif que j’ai… C’est comme le moment où nous avons acheté notre première cassette de Judas Priest, Defenders Of The Faith, qui reste de très loin pour moi leur meilleur album. Nous avons été complètement ébouriffés par ce son et ce coté outrancier de la voix de Rob Halford ! Ah mais quel bonheur, quel bonheur ! [Rires]
Quel est le dernier concert ou festival auquel vous avez pu assister ?
Le dernier concert que j’ai vu était pendant la petite parenthèse de deux semaines juste avant le couvre-feu. Je suis allé voir mon super copain Christophe Godin qui jouait avec son groupe de jazz expérimental Wax’In. C’est mon guitariste français préféré et pour qui j’ai dessiné la pochette du DVD de Mörglbl. C’était super, nous avons pu passer une soirée géniale ! Pendant cette période j’ai pu faire trois concerts. Il y a eu un week-end Beatles à la Philharmonie où j’ai pu voir Brad Meldhau, un pianiste de jazz, qui a interprété des titres des Beatles mais aussi de Bowie et des Beach Boys, c’était formidable. Puis j’ai vu quelque chose d’encore plus beau, c’était le quatuor Debussy, accompagné par des jeunes artistes du conservatoire qui formaient un grand orchestre baroque. Ils jouaient des arrangements et des morceaux sublimes ! C’était vraiment… extraordinaire ! Ce n’était pas des arrangements faits à la va-vite. Ils commençaient avec le thème des Quatre Saisons de Vivaldi très reconnaissable puis ils partaient sur autre chose mais arrangé avec une telle subtilité, mon Dieu c’était vraiment merveilleux, sans doute l’une de mes plus belles expériences musicales de l’année dernière.
Vos goûts musicaux couvrent donc un large spectre !
Tout à fait ! Je continue d’écouter beaucoup de classique. Aujourd’hui j’écoute plein de genres de musiques, à l’exception du rap car je n’aime pas ça. J’écoute un peu de chanson française, Brassens, Brel ou Aznavour. J’écoute énormément de jazz, beaucoup de rock progressif, notamment Marillion qui est l’un de mes groupes préférés. C’est le groupe que j’ai vu le plus souvent en live, environ trente fois. Je les ai vu surtout à Paris mais aussi à Londres, à Madrid, à New York… À chaque fois j’assiste à leur concert. La seule fois où je n’ai pas pu aller au concert de Paris lors de leur tournée, je suis allé à celui de Rouen ! [Petits rires] J’adore aussi les comédies musicales, j’en vois quand je séjourne à New York, c’est le paradis, j’ai vu des trucs fabuleux. Je vais aussi régulièrement à des concerts de musique classique et à l’opéra. Surtout de l’opéra baroque, j’ai pu assister à une représentation de L’Elixir d’Amour de Donizetti avec une très belle mise en scène. En général, je préfère l’opéra baroque au classique. D’ailleurs, il y a trois ans, un dimanche soir j’ai vu Metallica à Bercy puis le mardi Le Couronnement De Poppée de Monteverdi. C’était exceptionnel, quelle expérience ! Et là je souffre ! [Rires] Je souffre depuis le début de la pandémie de ne plus pouvoir faire de concert ! Pour moi, c’est un martyre.
Dessinez-vous en écoutant un style de musique particulier, des artistes clés ?
J’ai toujours écouté de la musique en travaillant mais dernièrement j’écoute aussi beaucoup de podcasts, j’ai essayé de combiner musique et podcast mais c’est un peu compliqué. En général j’écoute de la musique par petites périodes, de une à trois semaines, où j’écoute le même genre de musique. Dernièrement, j’écoutais beaucoup de metal progressif ; j’ai découvert des groupes et des guitaristes extraordinaires. J’ai toujours adoré des guitaristes comme Yngwie Malmsteen, David Gilmour ou Paul Gilbert. Et là je découvre un renouveau dans ce style avec beaucoup de guitare instrumentale, d’arrangements hallucinants et une virtuosité superbe. Je peux passer une semaine à écouter Intervals ou Plini par exemple. Après, je peux passer sur autre chose, écouter de la pop ou du classique. Récemment j’ai eu une période Purcell, j’ai découvert sur une bonne semaine des opéras que je ne connaissais pas du tout. Ensuite je suis repassé à du Haendel… Et puis un jour je vais me mettre du jazz classique, Nat King Cole par exemple, un peu de jazz moderne, toujours du jazz mélodique, le bebop ne me déplaît pas mais ce n’est pas ce qui m’attire le plus même si je l’écoute avec plaisir à la radio. Il y a aussi le jazz vocal, l’une de mes dernières découvertes musicales est Jamie Cullum qui est un pianiste qui fait du jazz tout en mélangeant de la pop, je l’ai vu plusieurs fois en live lui aussi, il me fascine. Je passe d’un style à l’autre avec beaucoup de facilité, ça me procure une variété dans les plaisirs qui est géniale ! Franchement, il y a la bonne musique et la mauvaise ! [Rires]
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« Je passe d’un style à l’autre avec beaucoup de facilité, ça me procure une variété dans les plaisirs qui est géniale ! Franchement, il y a la bonne musique et la mauvaise ! [Rires] »
Il y a deux ans maintenant sortait Les Indes Fourbes, votre bande dessinée réalisée avec Alain Ayroles. Quelle couleur musicale attribueriez-vous à ce projet ?
Comme d’habitude j’écoutais toujours plusieurs types de musique, pas mal de classique cependant. D’ailleurs quand j’ai réalisé la couverture sur toile, je passais des heures seul dans l’atelier et il me fallait quelque chose de doux pour m’accompagner, alors je mettais « Les Variations Goldberg » de Bach. À partir de là, je ne me sentais pas capable de changer de créneau musical. Pendant tout le travail sur la couverture il n’y avait que du Bach au piano. Que ce soient « Les Variations Goldberg » ou « Le Clavier Bien Tempéré », toujours et uniquement au piano. Pour la couverture, le piano de Bach m’a vraiment accompagné, c’est un petit peu anachronique mais même si je ne suis pas sûr de cette information, il me semble qu’à l’époque de Bach il n’y avait pas de piano, c’est plus à l’époque de Mozart que cet instrument a surgi ; les œuvres de Bach sont plus composées pour clavecin. Je sentais une telle communion entre le travail de Bach et le piano que je n’écoutais que ça ; il y a un romantisme, quelque chose d’étrange qui dépasse l’anachronie. Il y a des interprétations magistrales qui subliment vraiment l’œuvre. D’habitude je suis de nature assez puriste [rires] mais là franchement, ça coule de source !
Hormis votre travail sur le clip et la pochette de Freak Kitchen, avez-vous déjà été démarché par d’autres groupes connus ?
Jamais ! Pour ma grande peine ! Je fais toujours moi-même la démarche auprès des groupes. Le concert avec Sanseverino, c’était de mon initiative, idem pour celui avec de Hugh Coltman. Pour Freak Kitchen, j’ai aussi contacté le groupe. Quand j’avais vingt ans, j’ai été contacté par le manager d’un musicien de Grenade et j’ai pu réaliser une pochette d’album, je pense que c’est la seule fois où j’ai été sollicité. Dans la collaboration avec Freak Kitchen c’était de ma propre initiative, que ce soit dans la réalisation de la pochette ou du clip en dessin-animé.
Quelque chose d’assez inédit, j’ai contacté Kip Winger que j’adore notamment car il explore l’univers de la musique classique. J’avais appris qu’il réalisait une comédie musicale qui, à cause du covid, n’a pas pu avoir de représentations. Et bien lorsque que l’œuvre fût écrite, il fallait la réaliser devant les producteurs de Broadway pour les convaincre et effectuer une première représentation. Cela nécessitait d’engager des musiciens, des chanteurs… Pour aider à la réalisation de ce projet, un financement participatif a été lancé, auquel j’ai participé et qui m’a permis d’assister aux deux représentations devant les producteurs ! C’était encore une expérience musicale géniale, j’ai félicité et remercié Kip en lui offrant quelques livres. C’est exceptionnel, ça a toutes les qualités pour devenir un classique de Broadway ! Kip Winger est génial : en solo, en groupe, en rock, en classique… Mais là vraiment il s’est surpassé ! Il te fait des récitatifs à la Erik Satie, il a ce côté Debussy ou Ravel. Dans sa comédie musicale, il y a des morceaux typiques de Broadway mais aussi des choses un peu plus rock, il y a un tango, c’est vraiment fabuleux. Et par la suite, j’ai un peu embêté Kip pour pouvoir participer à ce projet, réaliser l’affiche ou je ne sais pas… Avant la représentation live du projet, Kip a sorti un album et j’aurais voulu réaliser la pochette de ce projet. J’ai fait plusieurs tests mais il y a eu un couac quelque part, duquel je suis sans doute coupable. Nous sommes tombés en désaccord avec l’auteur du livret, nous nous sommes mal compris sur l’orientation du projet. À la fin, ils ont décidé de rester sur l’ancien logo, qui est une horreur dessinée par un enfant de onze ans… Mais bon, j’ai gardé un peu contact avec Kip Winger, quand j’étais à New York j’ai pu le voir deux fois, je suis allé voir des petits concerts de lui où il jouait notamment les musiques de A Killer Musical, un super projet sur Jack l’Éventreur. Mais voilà dans ce cas-là, c’est moi qui suis venu embêter les musiciens même si je pense être assez poli pour ne pas trop m’imposer… Je ne sais pas ce que devient ce projet avec la covid, Broadway est fermé, c’est tragique.
Et vous avez donc également réalisé une pochette pour Christophe Godin ?
Oui, il m’a demandé de réaliser la pochette de son DVD ! Il y a un an, il m’a aussi proposé un spectacle live-dessin, c’est un projet qui devient de plus en plus ambitieux à chaque fois qu’on en parle. J’ai hâte ! J’espère que ça pourra se faire et que le public répondra présent. Souvent quand vous partez sur un projet un peu différent, en l’occurrence pour moi tout ce qui n’est pas Blacksad, j’ai l’impression que le public ne suit pas… Les Indes Fourbes c’est une exception car je me suis associé avec un grand nom du scénario, et puis c’est un livre assez exceptionnel. Mais voilà, dès qu’il s’agit d’un projet assez différent, les gens ne suivent pas, souvent sur internet je reçois des commentaires du type : « On s’en fout de ça, faites un Blacksad ! », et ça me donne envie de tout sauf de faire un Blacksad ! Alors que Blacksad c’est ce que je préfère faire, mais là quand les gens vous l’impose et qu’ils vous empêche d’explorer autre chose, pas simplement d’autres styles de bd, mais d’autres terrains… Mais voilà, il n’y a pas que Blacksad dans la vie !
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« Mon plus gros challenge et le plus éprouvant reste le clip [de Freak Kitchen], car il a fallu porter plusieurs casquettes en même temps avec très peu de moyens, que je devais moi-même fournir. »
Concernant Blacksad, comment imaginez-vous les « masques animaux » avec Juan Canales ? Avez-vous beaucoup de possibilités pour chaque personnage ?
Il y a tous les cas possibles, pour autant je n’ai jamais cinq animaux différents. Si un animal ne convient pas pour le rôle, on « recaste » un autre animal. Mais souvent la première fois est la bonne, en général c’est moi qui prend la décision finale du choix de l’animal. Chaque album est différent, des fois on a refait tout le casting en entier et des fois tout est parfait. Notamment pour le dernier album, Amarillo, il n’y a eu aucun changement, tout était bien trouvé ! Le méchant en koala, le jeune lion en écrivain impétueux, la hyène en avocat, c’était vraiment la perfection !
Un personnage vous a-t-il donné particulièrement du fil à retordre ?
Oui mais ce n’était pas tout à fait une question de choix de l’animal, mais une question de la race du chien. C’était pour le personnage de Sebastian, le pianiste du quatrième tome, ça a été un travail très compliqué. C’est le personnage qui m’a donné le plus de fil à retordre de toute la série, d’habitude quand je conçois un personnage je fais une page ou deux de recherches et trois-quatre de croquis. Je trouve le faciès, le design, les proportions… Mais là pour Sebastian, j’ai dû épuiser un bloc entier ! [Rires]
À la base, ça devait être un singe et non un chien, mais voilà je ne le trouvais pas très heureux ainsi, entre temps le scénario a été légèrement modifié ; Juan Canales a récupéré le conte des musiciens de Brême, du moins le motif de l’histoire avec les quatre animaux qui chantent ensemble. De là, nous avons conçu le petit groupe de musicien de l’album, on a donc changé Sebastian en chien. Dans l’histoire, c’est un toxicomane, il devait donc avoir l’air malade, maigre et faible. Nous devions montrer son côté ravagé par l’héroïne, j’ai commencé à fouiller sur des races de chiens maigres, mais un lévrier par exemple n’a pas l’air malade, juste maigre… J’ai aussi fait énormément de recherche sur des chiens plus poilues mais il y avait toujours ce côté mignon. En plus, je voulais représenter un homme noir, je devais donc faire un chien noir, inconsciemment un jour j’ai ouvert un livre sur les chiens et je suis tombé sur un boxer et là ça a été la révélation ! Les grands yeux un peu larmoyants, le poil court permettant de représenter les muscles saillants et les veines bien marquées, ça faisait vraiment l’affaire ! C’était une superbe trouvaille mais ça a été long et dur.
Pour Les Indes Fourbes, le personnage de Don Pablo représente vraiment l’équivoque, quel a été le process de création avec Alain Ayroles pour ce personnage ?
C’est un personnage de la littérature classique espagnole mais dans le livre original, l’auteur ne le décrit jamais. Pour la mise en forme et pour le design, il y a eu beaucoup de recherches, Alain et moi avons échangé pendant longtemps. Il fallait qu’il soit maigrichon et fourbe, avec une bonne tignasse car on ne le voyait pas avec les cheveux courts, il lui fallait des cheveux en pétards. Mais pendant mes recherches et mes premiers croquis, je suis tombé dans mes travers et mes automatismes de dessinateur. Jusqu’au au moment où, je ne sais pas, j’ai atteint un état de… « mindfulness » ! [Rires] Pendant peut-être une minute, j’étais dans une sorte d’état de grâce dont je ne me souviens pas. Quand j’ai vu le dessin à la fin, je l’ai tout de suite imaginé sur papier, cela m’a sauté aux yeux. Il ne ressemblait pas du tout à ce que je faisais d’habitude, il évitait tous les clichés et raccourcis de mon dessin mais il avait la tête de l’emploi ! Il était maigrichon tout en étant sympathique et fourbe à la fois. Au final, Don Pablo et Sebastian ont été les deux personnages les plus difficiles à concevoir pour moi.
Votre processus de création sur ce personnage peut faire penser aux artistes du mouvement surréaliste qui rentraient presque dans des états seconds…
Oui totalement, il y a eu une sorte d’automatisme dans le dessin. C’était vraiment curieux, je ne m’y attendais absolument pas ! Le souvenir de ce moment reste un peu brouillon et étrange, c’était surprenant.
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« A l’époque de mes dernières années au Beaux-Arts, j’ai fait quelques illustrations pour l’édition espagnole de Marvel. C’était une opportunité de pouvoir travailler sur des comics américains mais je l’ai un peu loupée. J’étais frustré mais comme on dit en Espagne : ‘Dieu écrit droit avec des lignes courbes’. »
Votre cadrage est souvent très dynamique, d’où vous vient cette façon de composer vos pages ?
Tout cet aspect-là vient de mon expérience très longue dans le monde du dessin animé. Ce fut une expérience très marquante, avant d’être animateur, j’ai d’abord fait du storyboard et du layout. Le storyboard c’est un premier jet narratif, un « cinéma en dessin ». Le layout c’est en quelques sortes le retravail en taille réelle du storyboard où l’on organise la composition, cela va orienter le travail du décorateur, de l’animateur… C’est le dessin de l’organisation de chaque scène, du mouvement caméra. Que ce soit pour le storyboard ou le layout, la matériau de base reste la narration, c’est vraiment concrétiser ce travail d’écriture. Il faut comprendre la composition de chaque plan, du cadrage à la focal, pour que cela s’harmonise au mieux avec le cadre narratif. Les personnages peuvent devenir des éléments de la composition car ils s’associent avec des objets ou un certain type de décor. Un personnage peut être réalisé sous une forme abstraite où l’on voit juste sa main, ou être très présent dans la scène afin de jouer sur la profondeur et le rapport d’échelle. Toutes ces notions sont indissociables du dessin animé et j’ai acquis ces techniques en travaillant dans l’animation.
Que considérez-vous comme le plus grand challenge de votre carrière d’animateur ou de dessinateur ?
Je dirais le clip de Freak Kitchen et en bande dessinée très certainement « Les Indes Fourbes » car c’était un projet très ambitieux et complexe. Mais le plus gros challenge et le plus éprouvant reste le clip, car il a fallu porter plusieurs casquettes en même temps avec très peu de moyens, que je devais moi-même fournir. Porter la casquette du réalisateur, du concepteur de storyboard, designer des personnages tout en animant la moitié du clip pour sauver le budget… Par la suite j’ai réussi pendant deux mois à embaucher trois animateurs, des anciens copains de Disney et DreamWorks, pour animer l’autre moitié du clip. Je me suis beaucoup appuyé sur mon directeur artistique, Julien Rossire, il m’a permis de casser mes vieilles habitudes grâce aux nouvelles technologies. Tout ce qui est nouvelle technologie, ce n’est pas mon domaine. Mais en plus d’avoir fait un travail artistique génial, il m’a sorti du marais dans lequel j’étais embourbé ! [Rires]
C’était donc une épreuve à la fois artistique et psychique !
Oui, à la fin c’était très éprouvant, nous n’avions plus de budget. L’argent du Kickstarter a fondu très rapidement et j’ai dû me démultiplié pour assurer plein de rôles. Le studio Fortiche a été formidable, ils nous ont aidés et ont investi des sous dans le projet, sauf que bon, voilà, ça reste un clip, ce n’est pas un film qui va te rapporter des bénéfices. Mais ils ont mis les moyens. Je me suis épuisé mais ça ne pouvait pas être autrement, c’était mon projet le plus fou !
Avez-vous aujourd’hui un défi que vous souhaiteriez relever, que cela soit une technique ou un format différents ?
Ça fait des années que j’ai un projet d’illustration à la peinture à l’huile pour un roman. Mais j’arrive à un âge où je me dis qu’il est très difficile d’acquérir des techniques de peinture suffisantes. Depuis les Beaux-Arts je ne travaille plus à l’huile, j’ai fait la couverture des Indes Fourbes et quelques portraits pour explorer le sujet mais je suis essentiellement dessinateur. Lorsque j’utilise de la peinture, c’est de l’acrylique, même à la gouache je suis assez perdu. Je ne sais pas si je n’ai pas passé l’âge pour être assez performant pour ce projet, peut-être le réorienter vers des illustrations à l’aquarelle mais je voudrais explorer un peu l’inconnue !
Concernant la couverture alternative du premier tome de Batman Death Metal, est ce que c’est vous qui avez choisi Megadeth ?
Oui, alors il y avait une liste des groupes prévus et comme j’ai été contacté assez rapidement j’ai eu la chance de pouvoir choisir ! Megadeth c’était parfait ! Je n’aurais peut-être pas trouvé mon compte avec un choix plus restreint. Dès que j’ai vu Megadeth, j’ai dit « c’est bon » ! [Rires]
Est-ce qu’illustrer un comics est un projet qui pourrait vous séduire ?
Par pour le moment, à l’époque de mes dernières années au Beaux-Arts, j’ai fait quelques illustrations pour l’édition espagnole de Marvel. C’était une opportunité de pouvoir travailler sur des comics américains mais je l’ai un peu loupée. J’étais frustré mais comme on dit en Espagne : « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », si je m’étais engagé là-dedans, je n’aurais peut-être jamais fait Blacksad… Au final c’est un mal pour un bien !
Interview réalisée par téléphone le 16 mars 2021 par Julien Gachet & Alexandre Covalciuc.
Retranscription: Arthur Tevoedjre.
Photo: Rita Scaglia.